Histoires de Français Libres - Christian Berntsen - Un bateau

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Christian Berntsen

 
 

Vaines recherches d'un bateau

M. Filtier vint nous faire part du résultat de ses recherches. Tout d'abord, le bruit courait que la Kriegsmarine bouchait le port de Bayonne. C'était, selon M. Filtier, un mensonge. Il ne nous expliqua pas clairement les raisons de sa méfiance, mais nous le crûmes sur parole. D'autant plus, comme le fit re• marquer l'un d'entre nous en portant son regard sur la mer, qu'on n'apercevait pas trace de navire à l'horizon. Une chose beaucoup plus ennuyeuse était que les autorités portuaires avaient reçu l'ordre strict de ne laisser partir aucun navire battant pavillon français. M. Filtier avait eu affaire à un fonctionnaire inquiet, cassant, toujours prêt néanmoins à éclater en sanglots, et qui lui parla beaucoup de la France, dont, selon lui, M. Filtier avait une piètre idée. M. Filtier semblait fort en colère et se livra devant nous 'a une psychanalyse brillante du complexe d'autorité. Puis quelqu'un demanda, par association d'idées, quelles autorités avaient décrété cette interdiction. M. Filtier se calma et lui fit remarquer que là n'était pas la question. Bref nous discutâmes, injuriâmes tout bas qui nous pouvions. Enfin il fut décidé que, puisque l'ordre en question ne visait que les bateaux français, force nous était d'embarquer sur un navire étranger. De sorte que nous entreprîmes la tournée du port, officiers d'état-major piteux derrière leur amiral en rupture de cabestan.

Des bateaux, il y en avait. Des brésiliens, des danois, des hollandais, des belges. Des caboteurs, des cargos, des yachts. Des pétroliers, des transports de troupe et des aquavélos. Leur caractéristique principale et commune était qu'ils avaient l'air bondé de viande humaine presque par-dessus les cheminées. L'Europe occidentale et une partie du Nouveau Monde semblaient y donner un cocktail littéraire façon Galimard, c'est-à-dire sans possibilité d'y faire poser le pied d'un nain. Nous avions à les contempler l'idée de l'Absolu.

C'est alors que nous nous arrêtâmes devant le Léopold II. Nous ne l'avions pas choisi à cause du nom, bien que ce fût un beau nom. Il ne nous avait pas choisis non plus. Nous avions simplement remarqué qu'à la différence des autres navires il ne semblait pas à tout moment sur le point de couler. Nous étions prêts à en conclure qu'il se pouvait qu'il fût sensiblement moins chargé que ses confrères. La rumeur publique nous fit savoir qu'il rapportait des graines d'Argentine et des réfugiés politiques de Belgique. Nous en déduisîmes qu'il y avait de fortes chances pour qu'il n'appareillât pas pour la Belgique. Ses machines étaient sous pression. Les Allemands avaient dépassé Bordeaux, disait-on. Nous nous prîmes d'un intérêt passionné pour le destin du Léopold II, qui se traduisit dans les faits par un bond magique de M. Filtier sur la passerelle d'abordage.

- Hé, là ! dit quelqu'un sur la passerelle de commandement. C'était un monsieur galonné à l'allure ouvertement maritime.
- Vous êtes le commandant, mon commandant ? demanda M. Filtier d'une voix à la fois pleine d'urbanité et de vigueur, vu sa position subalterne.
- Vouay ! dit le commandant.
- J'ai là des garçons qui voudraient embarquer.
- Vouay ! dit le commandant.
- On paiera pour leur passage, dit M. Filtier avec grandeur.
- Et vos garçons, où c'est qu'ils vont ? reprit le commandant.
- Ça dépend où vous allez ? répondit M. Filtier avec un soupçon de bonhomie joviale.
- Vouay ! Eh bien, je vais nulle part, dit le commandant.
- Nulle part ?
- Nulle part pour vos garçons, dit le commandant. Je suis plein, expliqua-t-il. Et je suis pas un navire-hôpital.
- Mais, tenta M. Filtier..,
- Vouay ! rugit le commandant.
- C'est foutu, papa, dit Filtier fils.

Nous nous mîmes à errer. Les autres navires semblaient sur le point d'éclater comme des ventres ballonnés. Je pensai à mes cinq petites vieilles. Bien sûr, elles seraient heureuses de me voir revenir. Elles me demanderaient peut-être si j'avais passé un bon week-end. Du plus loin que nous étions de lui, nous entendions le bruit débilitant des machines du Léopold II. Les visages, aux galeries des navires bondés, ne nous voyaient plus. Ils n'étaient plus là. Nous, nous étions encore là. Il ne nous restait plus qu'à passer l'oral du baccalauréat, ou l'épreuve de fer forgé de l'école professionnelle.


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Dernière mise à jour le jeudi 01 décembre 2005


Embarquement




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