Histoires de Français Libres - Christian Berntsen - La réunion

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Christian Berntsen

 
 

La réunion à Pau

La réunion eut lieu, avec un certain succès d'affluence, puisqu'elle dut se transporter du café dans la rue, et qu'y assistèrent plus de trois cents personnes des milieux les plus divers, mais d'un âge généralement peu avancé. Il est juste de dire que la sphère d'influence de Filtier ne dépassait pas une certaine limite de maturité d'esprit. On nota cependant quelques personnes dont la sympathie silencieuse s'accompagnait d'un nombre d'années plus respectable. Nous devions apprendre par la suite que le préfet du lieu, frère d'un préfet de police parisien rendu justement célèbre par sa fermeté dans les années 34, nous avait dépêché quelques observateurs. Ce métier, me dit-on, nécessite l'expérience. Mais n'en concluons rien.

Il y eut dès l'abord un fait nouveau à enregistrer. Filtier nous en instruisit avec un grand enthousiasme. Un certain général de Gaulle avait, la veille au soir, lancé un appel aux Français dont les termes rappelaient les siens, avec, sinon plus de véhémence, du moins plus de clarté.

- Donc, pas de question, déclara Filtier. Il y a encore une armée française. S'agit pas de se faufiler dans une armée étrangère. Vous me direz, un général, méfiance. Dans l'état actuel des choses, mieux vaut un général qu'un caporal-chef. Ce n'est pas que les généraux français aient la cote pour le quart d'heure, mais enfin...

Il y eut pourtant quelques objections. On demanda d'abord qui était le général de Gaulle. Filtier n'en avait qu'une vague idée. Il fit remarquer avec justesse que ça n'avait d'ailleurs aucune importance. On s'inquiéta de cette hypothétique armée française. Filtier répondit que si personne ne se décidait à la rejoindre, elle demeurerait certainement hypothétique. C'est alors qu'une objection inattendue nous laissa un moment sans voix.

Un vieux monsieur très digne, possesseur de ce béret basque qui devait devenir le symbole du régime de Vichy, se fâcha tout rouge et nous traita de déserteurs. Filtier reprit son sang-froid et fit doucement observer que, n'ayant pas l'âge de la conscription, nous pouvions difficilement être qualifiés de déserteurs. Le vieux monsieur répliqua que la France avait besoin de ses enfants pour reconstruire le pays. Filtier s'énerva un peu et répondit qu'il ne voyait pas comment il pourrait efficacement reconstruire le pays avant d'avoir passé son second baccalauréat, qu'au reste avant de reconstruire le pays, il fallait d'abord avoir un pays.

- Vous êtes des jouisseurs, d'infâmes jouisseurs, disait le vieux monsieur. Ce pays a besoin de morale et de travail. Vous êtes des fainéants. Vous désertez la patrie, la terre de vos ancêtres.
- Ecoutez, dit Filtier, je ne sais pas ce que pensent nos ancêtres, mais je n'ai vraiment pas le temps d'entrer en contact avec eux.

Sur quoi le vieux monsieur traita Filtier de voyou et émit des généralités sur l'esprit de démission de la jeunesse. L'assemblée, collectivement attaquée, retrouva son unanimité et chahuta le vieux monsieur qui s'en fut, outré et vociférant. Filtier décida de hâter le mouvement. II mit brusquement le doigt sur la blessure et demanda des volontaires. L'unanimité de nouveau s'émietta. Un certain nombre d'individus se souvinrent brusquement de leurs études et se prirent pour elles d'un intérêt passionné auquel la plupart d'entre eux ne nous avaient pas habitués. L'amour se mit aussi de la partie, que ce fût l'amour d'un père ou d'une mère, voire d'une petite soeur, ou bien encore l'amour tout court. Il se révéla à cette occasion un nombre considérable de fiançailles brusquées. Ces unions précoces ne sont pas toujours les moins durables. Quelques-uns eurent la timide audace d'avouer qu'ils avaient la frousse. Quelques autres enfin firent état de nécessités économiques et de familles à nourrir, ce qui était parfaitement plausible.

Si bien que nous nous comptâmes dix-sept.

- C'est pas si mal, dit Filtier, c'est pas si mal. La réunion fut levée. Des mains furent serrées, des regrets exprimés. On se sépara avec cet air de mystère et d'importance qui eût été plus à sa place dans une cave secrète de carbonari, mais que le fait que nous ébauchions notre conspiration en pleine rue dévalorisait singulièrement. Mais ça, nous n'en avions cure.


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Dernière mise à jour le jeudi 01 décembre 2005


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