Ce n'est pas fini. On peut encore avoir affaire aux chasseurs. Mais dans dix minutes, nous arriverons dans une zone où ils ne s'aventurent plus guère depuis de longs mois. Ensuite, il y aura encore neuf minutes de vol avant la côte anglaise.
Une dérive ; tout va bien, nous sommes sur notre route. On met en marche l'appareillage spécial qui signale notre arrivée et notre nationalité à la radiolocation anglaise. Progressivement, la vitesse est réduite jusqu'à 300 kilomètres-heure environ.
Dans la détente qui se produit maintenant, chacun évoque les camarades qui ne rentrent pas avec nous ; et les Français qui sont tombés aussi tout à l'heure, parce que le sort les a cruellement placés entre nous et l'objectif utile à l'ennemi. La guerre...
14h.47, nous sommes à 100 kilomètres de la côte française, les chasseurs allemands ne viendront probablement pas jusqu'ici. Les pilotes qui ont fait du vol rasant et ténu fidèlement la formation serrée depuis plus de deux heures, doivent être épuisés de fatigue.
- Ca va, Langer ? Pas trop éreinté ?
- Ca va, mon capitaine, mais je serai pas mécontent d'arriver. Combien de temps encore ?
- Environ une demi-heure.
- Ca suffira pour aujourd'hui.
En attendant, on se laisse aller un peu, la formation s'élargit et prend de l'altitude. Les crans de sécurité sont remis aux mitrailleuses, qui ne serviront plus aujourd'hui. La côte anglaise est devant nous et pour s'identifier aux yeux des veilleurs, chaque avion lâche une fusée de deux couleurs convenues. C'est comme un joyeux feu d'artifice qui salue le retour à la terre libre. Au sol, des observateurs nous dénombrent ; ils vont téléphoner à la base que dix avions rentrent sur douze.
L'un des dix nous quitte dès la côte ; il est en difficulté - peut-être depuis longtemps - et va se poser sur le plus proche terrain.
Le colonel appelle la base et lui demande de nous " tirer " jusqu'à elle. De cinq en cinq minutes, on nous enverra en phonie le cap que nous devons suivre, et on nous ramènera ainsi sans navigation. Les observateurs ont le droit de se reposer !
Voici à nouveau les toits rouges et les hautes cheminées de Horsham. Le pilote du S annonce qu'il a un blessé à bord et que son avion est endommagé ; il demande à atterrir par priorité.
Le soleil est caché par des nuages qui paraissent plus épais vers le nord ; une sorte de voile gris constitué par des fumées industrielles, traîne sur le sol et gêne la visibilité.
15h.16, nous arrivons sur notre terrain. Le S nous quitte et pique droit vers la piste. On le suit des yeux. Va-t-il se poser sans difficulté ? Le train d'atterrissage fonctionnera-t-il normalement ? Peut-être le pilote est-il blessé. Tout se passe normalement, les roues ont déjà touché le sol et le S roule, de plus en plus lentement, suivi par l'ambulance et par l'auto-pompe prêtes à intervenir.
Les autres avions tournent autour du terrain et se posent de minute en minute... A nous, maintenant... Le sol se rapproche. Une secousse imperceptible, nous sommes à terre. Les avions devant moi ont repris leur allure pesante et maladroite.
Noblet et Berthelot sont au bord de la voie cimentée. Ils ont guetté le retour de leur " zinc ". Ils ont sauté de joie dès qu'ils l'ont reconnu. Ils le précèdent en courant et guident le pilote avec de grands gestes. Enfin, le N s'immobilise. Je range papiers, cartes et règles.
Un immense silence s'abat sur moi ; les moteurs viennent de s'arrêter. J'entends les exclamations des mécanos ils examinent la blessure qu'a faite un éclat d'obus au bord d'attaque de l'aile gauche.
Je me détache, j'ouvre le passage qui, sous moi, va me permettre de sortir de la carlingue. Je me débarrasse de mon harnais de parachute, de mon casque. Je saute à terre.
Je suis fatigué ; j'ai l'impression qu'il fait très froid, tout à coup.