Contributions - Les Français Libres

Les Français Libres, de juin 1940 à juillet 1943

 
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Préface de Romain Gary à Ciel de Sable de Claude Raoul Duval

Je les ai tous connus.
Ils venaient un à un, individuellement — et je souligne ce mot, car c'est peut-être ce qui caractérisait le plus fortement ces hommes libres. Pour devenir des Français Libres, vous voliez des avions, traversiez la Manche en kayak et les océans dans les soutes a charbon: Colcanap, seize ans, que de Gaulle envoya au lycée, commandant Lanusse, qui traversa le Sahara à pied, partant de Zinder pour aboutir au Cameroun, Gratien, évadé trois fois de prison à Pau où l'on avait fini par garder ses chaussures et qui franchit les Pyrénées pieds nus... Et ceux dont Claude Raoul-Duval parle dans ces pages : Castelain, Léon, Littolff, Tulasne, Dervitte, Preziosi, ceux de l'escadrille Alsace en Libye et qui sont allés mourir en Russie, les premiers éléments de l'escadrille Normandie.
Il est difficile de comprendre aujourd'hui ce que signifiaient en 1940-1941, les mots « Français Libres », en termes de déchirement, de rupture et de fidélité. Nous vivons une époque de cocasse facilité, oh les « révolutionnaires » refusent le risque et réclament le droit de détruire sans être menacés eux-mêmes. Pour nous, il fallait rompre avec la France du moment pour demeurer fidèles à la France historique, celle de Montaigne, de Gambetta et de Jaurès, ou, comme devait écrire de Gaulle, pour demeurer fidèles « à une certaine idée de la France ». Pour assumer cette fidélité, il nous avait fallu accepter d'être déserteurs, condamnés à mort par contumace, abandonner nos familles, se joindre aux troupes britanniques au moment même où la flotte anglaise venait de couler la flotte française à Mers-el-Kébir. Tout cela alors que plus de 80 % des Français étaient fermement derrière Pétain. Il fallait avoir une foi singulièrement sourde et aveugle pour être sûr d'être fidèle. Je ne prétends point que chacun de nous s'était livré à ces douloureux examens de conscience avant de « déserter ». Ce ne fut certainement pas mon cas. Ma décision fut organique. Elle avait été prise pour moi bien avant ma naissance, alors que mes ancêtres campaient dans la steppe de l'Asie centrale, par les encyclopédistes, les poètes, les cathédrales, la Révolution et par tout ce que j'avais appris au lycée de Nice des hommes tels que le professeur Louis Oriol. J'avais « déserté » de mon escadre de l'Ecole de l'Air où j'étais instructeur pour passer en Angleterre « dans le mouvement », en quelque sorte, et j'entends par là le mouvement historique, le brassage des siècles.
Les Français Libres du Ciel de Sable n'étaient ni plus héroïques, ni meilleurs que les pilotes de la bataille de France, ou de la bataille d'Angleterre. Mais les conditions psychologiques de notre combat étaient les plus dures. Il nous fallait accepter d'être qualifiés — et pas seulement en France occupée, mais en Angleterre même — de « mercenaires », d'« aventuriers » et d'être couverts d'injures par tous les orifices buccaux du « pays légal ». Nous haussions les épaules, mais notre comportement était souvent marqué par ce harcèlement et, à nos propres yeux, nous étions ceux « qui n'ont plus rien à perdre ». Nous avions, des « irréguliers », un certain côté « desperado », boucanier, et en conséquence, évidemment, la discipline n'était pas notre caractéristique principale. Mon chemin de sergent à capitaine fut marqué d'une rétrogradation, de je ne sais combien de jours d'arrêt de rigueur, et même d'une sorte de Conseil de guerre, lorsque, après avoir tiré à la courte paille à l'hôtel Saint-Georges, à Odiham, je fus chargé d'exécuter le chef de l'état-major de l'Air, qui empêchait notre départ en escadrille. Cela ne se fit point, heureusement. Dès qu'on nous empêchait de nous battre — la seule justification de notre « désertion » — nous devenions impossibles. Et certains d'entre nous, très peu nombreux, il est vrai, n'arrivaient pas à se faire à l'idée d'être des « hors la loi ». L'un d'eux avait même fini par rejoindre les forces de Vichy avec son avion. De tels incidents, plus les trois mille soldats anglais tués par les Français du général Dentz, en Syrie, ne nous rendaient pas populaires dans les mess britanniques, et le général Monclar eut le crâne fendu par une bouteille, dans une rue de Beyrouth. C'était l'époque difficile de 1942, celle dont parle Ciel de Sable, lorsque le général de Larminat nous soutenait le moral par des ordres du jour dignes de Hugo. Nous ne tenions, au fond, qu'à coups de littérature : entendez par là tout ce que les Français savent se raconter sur eux-mêmes, de Jeanne d'Arc à Napoléon. Le mythe de cette France historique était notre pain quotidien et de Gaulle avait juste ce qu'il fallait d'un gisant de cathédrale et d'armure de chevalier pour soutenir notre inspiration. On continuait à regarder les autres de haut, chacun avait dix siècles d'histoire dans sa giberne. Il y eut l'horreur des luttes fratricides, au Gabon et en Syrie, avec toute la haine et la fureur des guerres civiles, et pour moi, cela alla un jour jusqu'au duel au couteau, dans une ruelle de Damas. Le feu sacré grésillait parfois comme les flammes de l'enfer. Il y avait cependant aussi de très grandes joies. Une lettre qui vous parvenait de France : « de tout cœur avec M », et signée des prénoms de vos camarades de lycée et d'université. Les faveurs de filles : le battle dress bleu foncé, avec l'écusson « France » et cette réputation de têtes brûlées, quand on a vingt ans... On échappait au mariage en se faisant tuer à temps. Nous étions très peu nombreux, jusqu’en 1942, et nous étions ainsi de toutes les fêtes : de la bataille de Londres à Koufra, de Khartoum à Bir Hakeim, de Libye en Erythrée, ciel russe... et les survivants devenaient de plus en plus frères, petit groupe de jeunes gens qui se déplumait à chaque aube. Mais je ne suis pas tellement sûr, en cette année 1978, que c'est nous qui sommes les vivants, vous, Goumenc, Bouquillard, Flury-Hérard et tous les autres, les morts. Et si la tristesse me prend à la gorge au moment où j'écris ces mots et que je vous vois devant moi, Boisrouvray, Roquère, Crouzet, ce n'est pas parce que vous n'êtes plus la : c'est parce que c'est une très grande solitude, pour un homme, en 1977, d'être encore un Français Libre. Cela va mal avec l'esprit des temps.
Pour le reste... je vous retrouve souvent, vous, les « disparus ». Il m'arrive de louer un avion et d'aller vous voir. A Takoradi, au Ghana, je retrouve Delaroche, Jabin, Prébost, tombés en 1942. Ils me disent que j'ai vachement vieilli. Sur ce bout de désert libyen d'où partaient jadis nos « Blenheims », ma mémoire ne cesse de rôder et je remercie Raoul-Duval pour ces pages qui m'ont aidé à... revenir. J'écoute votre silence, Mateharski, Daligot, Lévy, Brunschwig, de Thuisy, et ce silence est plein de rires et de confiance dans cette France exemplaire que personne ne verra jamais : le pays du délire matérialiste vous a été épargné. Sur le terrain de Gordon's Tree, à Khartoum, je suis allé voir Antomarchi, soignant sa tuberculose entre deux missions, et les policiers soudanais me regardaient avec le respect dû aux fous, car ils croyaient que je me parlais à moi-même. Et n'a-t-on pas retrouvé, il y a dix ans, les momies de Le Calvez, Devin et Claron, préservés par les sables du Tibesti pendant vingt ans? Je me suis posé à l'oasis d'Ounianga Kebir et vous êtes toujours venus au rendez-vous. Il n'est pas facile de retrouver vos tombes dans la forêt du Congo où vous êtes tombés, Hirlemann, Bécquart. Il faut deux jours de piste. Et sur ces verts terrains d'Angleterre dont vous vous êtes un jour envolés pour ne plus jamais revenir, Laurent, Labouchère, Max Guedj, Fayolle, Maridor, Mouchotte, j'ai su, moi, oui, j'ai su vous faire revenir, vos vingt ans intacts, avec un peu de mémoire et beaucoup de fidélité.
Vous n'étiez pas encore archaïques. La France n'était pas pour vous une simple structure sociologique. Vous apparteniez encore à une culture où l'on ne parlait pas d'un homme comme d'un cadre. Vous étiez plus proches de ce qui fut toujours, à travers les âges, une civilisation, c'est-à-dire, avant tout, un imaginaire, parce que seules les mythologies assumées et incarnées peuvent porter l'homme au-delà de lui-même et le créer peut-être un jour tel qu'il se rêve.

Ce qui me touche, dans le livre de Claude Raoul-Duval, c'est qu'il a su abolir le temps, triompher de l'oubli — et c'est soudain comme si personne n'était mort.

Romain GARY

LE BRETON Thierry le mardi 15 septembre 2020

Contribution au livre ouvert de Roman Romain Kacew alias Gary

Montrée dans le livre ouvert de 2 Claude Lucien Edouard Raoul Duval

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