Depuis le 28 juin 1940, le 1er Escadron du 1er R.S.M. bivouaque à Rachaya dans les Monts Hermon. Ces derniers jours, ordres et contre-ordres se sont succédés. Les bruits les plus contradictoires circulent. Le premier ordre du jour du Général Commandant Supérieur des Troupes du Levant avait remonté le moral de tous. Cet ordre du jour signifiait en substance que la signature de l'Armistice sur le sol français ne s'appliquait pas à l'Armée d'Orient qui continuait la lutte aux côtés des Britanniques. Mais, bientôt, suivait un appel à l'obéissance au Maréchal... et c'était partout la consternation, l'incertitude. Ceux qui avaient semblé les plus ardents pour poursuivre le combat rentraient sagement dans le rang.
Or, depuis longtemps, le Capitaine Commandant le 1er Escadron avait pris sa décision : le 30 juin, à 11 heures, avec son Escadron, il levait le camp et se portait vers la frontière de Palestine. Mais donnons-lui ici la parole :
Nous sommes au début de juin 1940. Nous sommes plutôt mal renseignés sur ce qui se passe en France tout le monde voit que la situation est alarmante sans que l'on puisse croire à une défaite imminente. Mon Lieutenant en premier dîne un jour au Cercle des Officiers de Damas avec ses camarades la conversation roule sur l'unique sujet. Cet officier déclare sans ambages que, si nous sommes battus, il préfère vendre des cacahuètes en Argentine plutôt que de rentrer en France pour y subir le joug des Allemands. Tout le monde de crier haro sur le défaitiste et de faire des plans héroïques. On prend au sérieux l'idée de s'emparer du premier voilier venu et d'aller débarquer à Marseille pour la seule gloire de s'y faire tuer (ô gloire téméraire et combien inutile !). Le lendemain, quelqu'un de qualifié me dit que j'avais un officier d'une bien mauvaise mentalité. Comme cet officier m avait rapporté l'incident, je pus rectifier, inutilement d'ailleurs ! Moralité : de tous ses commensaux, ce "défaitiste" fut le seul à ne pas admettre la défaite.
22 juin 1940. Nous devons quitter Damas le lendemain matin pour une manoeuvre dont le seul but connu, mais non officiel, est de nous rapprocher de la frontière palestinienne. Ce soir-là, nous sommes un petit groupe à dîner chez le délégué du Haut-Commissaire. Nous entendons une radio britannique. Je crois que Churchill parle. Il est évident que personne n'imagine qu'un Armistice puisse s'appliquer à des gens qui, comme nous, sont si peu battus qu'ils ne se sont jamais battus.
Le 24 juin, nous sommes en étape. Le Général Commandant Supérieur des Troupes du Levant lève l'étendard de la révolte. C'est le jour où l'Armistice entre en vigueur. Ca ne frappe pas beaucoup : c'est tellement normal.
Le 28 juin, le même Général a fait soumission. Consternation générale, mais, au fond, pas de réaction. Mon Escadron bivouaque au pied de la Montagne de Rachaya. Dans la soirée, les bruits les plus extravagants circulent sur les Unités qui seraient soi-disant en route vers la Palestine. Je me demande d'ailleurs d'où sortaient ces bruits et comment ils circulaient.
En fin de matinée, redescendant du P.C. juché dans le village de Rachaya où j'essaie de rallier un ou deux sympathisants, je rencontre un officier arrivant en voiture de je ne sais quel Etat-Major de Beyrouth manifestement, il vient tâter le pouls ou faire de la propagande. A ma première question sur l'atmosphère qui règne à Beyrouth, il répond textuellement : "Le sursaut du Général Commandant Supérieur des Troupes du Levant était un geste de sénilité gâteuse il a bien fallu qu'il se rende à l'évidence !" Je me garde bien de le contredire et je rentre à mon bivouac.
L'atmosphère de l'après-midi est empoisonnée. Dans la soirée, je sens de l'anxiété chez les Sous-Officiers je les réunis et leur dis simplement que je ne m'associerai pas à ce que je devrais considérer comme une infamie, c'est tout. Ils ont l'air rassurés.
Dans la soirée, je vais aux renseignements à Rachaya c'est plus que décevant et, redescendant dans la nuit, je vais réveiller, sous sa tente mon Lieutenant en premier. Il n'y a plus à compter sur qui que ce soit. Les nouvelles du lendemain matin me décideront de la conduite à suivre.
30 juin. Je vais encore conspirer au P.C. J'entends dire très sérieusement que la fin de la nouvelle politique est le "retournement des alliances". Ceux que cela choque un peu disent : au fond, pourquoi pas ?
Mon plan est aussitôt arrêté : puisque j'ai reçu un ordre préparatoire en vue d'un mouvement à faire le soir même ou le lendemain matin pour un camp situé sur la rive droite du Litani, je lèverai le camp une heure avant celle qui me sera fixée et je prendrai la piste de gauche, vers la source libanaise du Jourdain, au lieu de celle de droite ainsi, ceux que je préviens sauront où et quand me trouver s'ils désirent se joindre à nous.
Lorsque je redescends à mon bivouac, quel est mon étonnement de trouver l'Escadron sellé et en train de se rassembler. L'ordre de mouvement est arrivé pendant mon absence; c'est gênant et cela m'empêche de prévenir mes Cadres d'avance. Tant pis, j'en parle à mon Lieutenant en premier en avalant un frugal casse-croûte. Après trois quarts d'heure de marche, voici le carrefour critique. Je rassemble mes Cadres et leur tiens le langage suivant : "Voici deux chemins, le bon et le mauvais ; que ceux qui ne renoncent pas à se battre me suivent. Je ne me retournerai pas et je les compterai ce soir. A cheval !" Un hurrah, un seul, mais justement celui qui l'a poussé a flanché ensuite. De l'inutilité des manifestations bruyantes !
Un ou deux kilomètres plus loin, voici derrière moi une galopade effrénée. C'est le Commandant d'un Escadron voisin :
- Pourquoi n'as-tu pas prévenu d'avance, tout le monde serait venu ?
- Parce que je n'en ai pas eu le temps j'ai été pris de court.
- Attends jusqu'à demain ; je ne suis pas prêt pour aujourd'hui.
- Aujourd'hui je pars ; personne ne m'arrêtera. Demain je ne le pourrai pas.
- Au revoir.
Dix kilomètres plus loin, c'est l'adjoint du Commandant du GRDI. qui arrive en side-car. Je suis en train de descendre à pied vers la source du Jourdain où je vais faire l'abreuvoir; il m'escorte pendant trois ou quatre minutes et essaye de me convaincre de revenir ; l'argument est déjà ce qu'il sera deux ans plus tard : discipline, pas de dissidence. C'est-à-dire que, sous ce prétexte, il endossait ce qu'en son for intérieur il considérait déjà comme une infamie. Je lui réponds que, depuis un mois, j'ai eu largement le temps de réfléchir à ce que je fais. Alors, tout en continuant de marcher :
- Au revoir, me dit-il, je voudrais bien que tu ne te trompes pas, et j'espère surtout que nous n'aurons pas un jour à échanger de coups de fusil.
C'est quelques mètres plus loin que je me suis aperçu de la monstruosité de cette phrase et qu'après tout, s'il voulait "retourner ses alliances" ce serait tant pis pour lui.
Après l'abreuvoir aux Sources, j'ai pris par le djebel au plus près du Jourdain, dans le souci de ne rencontrer personne sur mon chemin. Bivouac à la nuit, tout près de la frontière.
2 juillet. Entrée en Palestine sous mandat britannique et accueil des plus sympathiques d'un Régiment de Yeomanry; Je pense que vous êtes à la pointe d'un immense mouvement qui soulèvera un jour toute la France, me dit le Colonel-Commandant ce Régiment de Cavalerie du Warwickshire.
6 juillet. L'Escadron bivouaque près de Saint-Jean d'Acre où je trouve une Compagnie de "coloniaux" dont le commandant avait pris la même attitude que moi et qui, lui aussi, avait réussi à gagner la Palestine avec armes et bagages, à la suite d'un départ organisé de main de maître. C'est par lui que j'ai entendu parler pour la première fois du Général de Gaulle.
Lorsque j'ai vu le Général, huit mois plus tard, vers la fin de la Campagne d'Erythrée et qu'il m'a demandé pourquoi je ne lui avais pas adressé de télégramme lorsque j'avais passé la frontière de Palestine, j'ai dû lui paraître complètement stupide ! Mais, à l'époque, j'ignorais totalement que le 18 juin était un jour historique.
En revanche, certains Sous-Officiers avaient, eux, entendu sur les ondes l'Appel du 18 Juin. C'est sans doute le pour quoi de leur inquiétude du moment. C'est sans doute aussi la raison pour laquelle ils eurent "l'air rassuré" après que leur Commandant d'Unité les eut réunis et parlé. Ils avaient en effet compris qu'il n'était plus question pour eux d'accepter la défaite.
Telle fut la première étape du combat pour la Libération de la France menée par le 1er Régiment de Marche de Spahis Marocains dont le 1er Escadron avait l'insigne honneur d'être la première Unité constituée qui, sur un sol contrôlé par le Gouvernement de Vichy, faisait Acte de Résistance à l'ennemi.