Le 6 avril, au lever du jour, la Colonne Volante reprend sa place habituelle à l'extrémité de l'aile gauche de la Ville Armée. Des patrouilles sont envoyées vers le Col du Bordj Fedjedj où elles accrochent une résistance ennemie. Le soir, le col est enlevé. Il était tenu par cent dix-sept Allemands dont deux feldwebel. Les officiers avaient reçu l'ordre de quitter la troupe et de se replier en auto vers le Nord. C'était tout ce qui restait du Kampfgrup-Muller, arrivé en Libye du Front Oriental trois mois plus tôt à l'effectif de près de huit cents hommes. Au cours d'un interrogatoire, l'un des feldwebel s 'écrie : "Il n'y a plus d'armée allemande. Elle est morte en Russie".
Avant de reprendre notre progression, il faut déminer un passage et combler le fossé antichars qui barre l'accès du col. Les prisonniers sont employés à ce travail. Ils l'exécutent avec une discipline et une aisance qui frappent nos hommes et les obligent à reconnaître que nos adversaires sont de splendides soldats.
Le 7 avril, toute la Force L se porte vers le Nord, en direction de Mezzouna et de Maknassy, flanc gardant le gros de la VIII. Armée qui par la route côtière progresse vers Sfax.
Le 8, Mezzouna est occupée après un court engagement livré par un des détachements de la Colonne Volante à l'arrière-garde ennemie. La progression continue et vers dix heures nous recevons deux ou trois obus qui viennent de notre gauche. Sur les crêtes, dans la même direction, on aperçoit quelques silhouettes se profilant sur le ciel. Bien que ces hommes soient coiffés d'un casque rond, leur attitude n'est pas celle des Allemands. Ceux-ci en effet ne pitonnent pas et leur camouflage est toujours parfait. Une patrouille avance prudemment, sans tirer, pour prendre un contact plus étroit. Le mystère est rapidement éclairci. Ce sont des Américains du IIe Corps d'Armée US qui viennent de Gafsa.
Sans perdre notre temps à nous congratuler de la liaison enfin réalisée, nous poursuivons notre chemin. Vers quinze heures, nous nous heurtons à quelques chars "Tigre" qui livrent un combat retardateur, sans d'ailleurs nous causer aucune perte.
Le lendemain, le mouvement est repris et nous franchissons la route Sfax-Sbeitia. Le XXXe Corps d'Armée Britannique entre le même jour à Sfax et tout le dispositif s'arrête quelques jours sur la ligne atteinte.
Le 10 avril, une forte reconnaissance aux ordres du Capitaine M. D... est envoyée en direction de Kairouan. Elle pénètre dans cette ville dans l'après midi, en même temps que les premiers éléments américains. L'accueil qui lui est fait par la population française est délirant.
Le lendemain, toute la Force L se porte sur Kairouan, dépasse cette ville et entame une manoeuvre en vue de déborder Sousse par le nord. La Colonne Volante constitue l'avant-garde de la Force L. A peine nous avons commencé à tournez la Sebkhia de Sidi El Hani que nous recevons, la nouvelle de la chute de Sousse et en même temps l'ordre de nous porter sur Enfidaville.
Le mauvais terrain nous oblige à rebroussez chemin jusqu'à Kairouan pour prendre la route nationale qui mène à Enfidaville. Le temps est délicieux. Les récentes pluies d'hiver et la tiédeur du printemps ont transformé les terres incultes en prairies. Les jonquilles, les coquelicots et les asphodèles tissent sur le fond vert des arabesques de tapis d'Orient. Du haut de nos tourelles, nous contemplons ce spectacle qui ravit nos yeux habitués à la fauve aridité du désert. Nous comprenons l'émerveillement de Si Okba et de ses compagnons qui douze siècles avant nous firent le même périple et qui mirent tant d'acharnement à conquérir cette terre qui a dû leur paraître un véritable paradis.
Qu'il serait agréable de s'étendre au soleil sur le tapis moelleux des fleurs et herbes fraîches et odorantes et rêver tranquillement à la douceur de vivre. Mais nous ne sommes pas ici pour cela. Voici les briques rouges des murs de Kairouan, voici la route d'Enfidaville, bordée de marécages, faite en remblai, coupée d'oueds encaissés qu'elle franchit sur des ponts étroits. Tel le Juif Errant, il nous est interdit de nous arrêter. En avant, toujours en avant.
Mais bientôt l'élan est brisé. A douze kilomètres de Kairouan, un pont détruit nous arrête. Les reconnaissances effectuées à proximité montrent qu'il est impossible de franchir l'oued rempli encore d'eau bourbeuse sur un fond de vase. A gauche et à droite, sur plusieurs kilomètres s'étend un enchevêtrement d'oueds et de marais dans lesquels s'embourbent tous les véhicules qui essaient de trouver un chemin.
L'étude de, la carte n'offre qu'une solution contourner les marais par l'Ouest et rattraper la routé de Djebebina et se rabattre ensuite par le haut de terrain en direction d'Enfidaville.
Se fiant à son flair d'ancien méhariste, le commandant de la Colonne prend la tête de sa troupe et réussit à atteindre la route de Djebebina. Il fait nuit lorsque nous commençons à monter sur cette route. Bientôt nous nous imbriquons dans les formations de la 6e Division Blindée Britannique qui vient de livrer un combat à l'arrière-garde de l'Afrika Korps. Cà et là, des chars amis ou ennemis flambent encore et les explosions des soutes à munitions éclairent le terrain d'une lueur intermittente.
Voici enfin un carrefour. Il est repéré, grâce surtout à un scout-car éventré et à un char déchenillé par les mines. Un examen plus attentif permet de trouver quelques mines posées au bord de la route. Les sapeurs ont travaillé ici. Mais jusqu'où ? Les blindés s'engagent précautionneusement, précédés par les chefs de voiture, qui à pied tâtent le terrain. Nous trouvons une piste à droite qui doit mener à E1Alem. C'est bien la bonne. Le carrefour est dépassé largement et nous apercevons une masse d'ombre d'arbres et de constructions. C'est bien El-Alem, centre d'un domaine de quelque vingt mille hectares.
Tout est silencieux dans la petite agglomération et lorsque nous commençons à frapper aux portes, les gens mal éveillés refusent de croire que nous sommes des Français et flairent quelque ruse des Allemands. Enfin nous arrivons à les convaincre. Les portes s'ouvrent et malgré l'heure tardive (il est près de deux heures du matin) c'est l'accueil habituel : embrassades, verres de vin, repas préparés à la hâte, brocs et cuvettes mis à notre disposition pour un brin de toilette. Nous apprenons que les Allemands s'étaient retirés d'El-Alem après le coucher du soleil, donc quelques heures à peine avant notre arrivée.
Le lendemain, le Général Leclerc et le gros de la Force L rejoignent El-Alem. Une fois de plus la mission est changée et c'est vers Saouar que la Colonne Volante agira dorénavant. La progression est reprise de part et d'autre du Djebel Faddaloun, malgré les réactions des détachements retardateurs de la 15e Panzer.
La partie Sud du Djebel est occupée par les deux pelotons portés de spahis. Malgré la motorisation, nos spahis marocains, algériens et tunisiens ont su garder leurs qualités de grimpeurs. La rapidité avec laquelle ils atteignent le sommet du Djebel surprend la section chargée de la protection du poste d'observation d'artillerie qui règle les tirs sur nos blindés éparpillés dans la plaine. Les Allemands étaient en train de manger au moment où les spahis franchissant le dernier changement de pente ouvrent le feu sur eux à une centaine de mètres de distance. Une quinzaine de prisonniers sont capturés. Le reste s'enfuit, laissant sur place tout le matériel y compris les binoculaires et le poste radio qui servait au réglage des tirs. Les résultats se font sentir immédiatement car les pièces ennemies se taisent jusqu'au moment où les premiers blindés dépassent vers le Nord le Djebel Faddaloun.
L'horizon est barré par la muraille du Djebel Zaghouan. Ses avancées, le Djebel Takrouna et Garci sont impropres à l'action des blindés. La Colonne Volante passe la main à l'infanterie de la Force L et se regroupe à l'arrière.