Histoires de Français Libres - Les mémoires de Georges Desmarais - La Moqueuse

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Les mémoires de Georges Desmarais

 

La Moqueuse

 

Devenu aspirant de marine, Georges Desmarais, est affecté sur l'aviso La Moqueuse à Alexandrie

(...)

La Moqueuse est ancrée dans la rade d'Alexandrie et se balance tout doucement à côté de deux grands croiseurs de Vichy, le Duquesne et le Duguay-Trouin, qui sont virtuellement prisonniers des Anglais. Les officiers et marins vichystes ont le droit de descendre à terre évidemment, mais les activités de ces deux bâtiments sont réduites à zéro. La position est très délicate et les Anglais font preuve d'une grande diplomatie en essayant de ne pas froisser ces frères qui se détestent et qui doivent cohabiter dans le même port.
Je monte la coupée de La Moqueuse et l'officier de garde salue tandis que le matelot de service me «siffle». C'est la première fois que j'embarque comme officier de marine sur un bâtiment navigant et je suis gonflé de joie et de fierté. Il fait un temps magnifique et le pavillon tricolore semble très content de me voir embarquer et danse joyeusement dans b brise chaude. L'officier de garde m'emmène au carré des officiers et me présente. J'ai la joie de reconnaître comme enseigne de 2e classe mon ami Calen, du Courbet et de Camberley.
Beaucoup d'eau a passé sous le pont depuis notre accostage à Camberley, et après un stage d'un an comme aspirant il vient d'être nommé enseigne. Je ne savais pas qu'il était embarqué sur La Moqueuse mais lui attendait mon arrivée.
Je vais me présenter au commandant M.... qui est notre «Pacha ». Il m'est très sympathique tout de suite. Il a 40 ans environ mais semble plus jeune, étant mince et athlétique. Il me fait le petit discours traditionnel et je souris et réponds de temps en temps : «Oui, Commandant. Certainement Commandant... etc. » II me dit combien il espère que je serai un bon officier, que je ferai mon devoir consciencieusement, que la vie n'est pas toujours rose à bord d'un bâtiment en temps de guerre et termine en me disant :
« Allez !... et bonne chance ! »
De retour dans le carré des officiers, j'inspecte l'endroit de plus près. C'est dégueulasse ! C'est épouvantablement sale ! L'officier en second est débraillé et semble être ivre. L'emseigne de vaisseau B... crache à terre à tous moments et les autres officiers ont l'air de se détester les uns les autres et les disputes fusent de toutes parts.
Calen me prend de côté et me chuchote à l'oreille : «Viens dans ma cabine, on sera mieux».
J'accepte l'invitation avec plaisir n'ayant aucun désir de me trouver dans cette atmosphère !
Dans sa cabine, Calen débouche une bouteille de pastis et me verse une bonne rasade. J'en ai besoin pour me remettre de mes premières impressions et émotions. Puis il me dit :
Mon p'tit vieux quel bordel ce rafiot ! Presque tous les officiers sont des ex-vichystes, il n'y a aucune discipline à bord, le « Pacha » est saoul du matin au soir... T'as pas eu de veine d'embarquer sur une baille pareille !
Je suis sidéré. Je ne dis rien et roule des yeux autour de moi en secouant la tête comme un vieillard. En effet, ce n'est pas de chance! Avoir fait six mois d'école navale, quatre mois d'entraînement dans diverses autres bases navales, deux mois de «Troopship» pour finir sur un bateau pareil, Ah! non vraiment je ne suis pas né sous une bonne étoile.
Pourquoi donc ai-je quitté l'amirauté où j'étais au fond si bien, si «considéré», et où j'aurais pu finir la guerre avec trois ficelles au moins - car charité bien ordonnée commence par soi - et peut-être aussi quelques décorations.
Je suis en train de méditer sur le sort qui m'a envoyé sur ce qui, d'après Calen, n'est rien d'autre qu'un pirate, lorsque j'entends un matelot, dans la coursive, crier avec un accent de boulevards
- Alors quoi ! Ces messieurs jactent et bibinent pendant que j'me fatigue au boulot. Ils me font tous ch... ces blancs-becs !
Calen me regarde et dit :
- Tu as compris ? Voilà La Moqueuse pour toi.
J'ai eu une soudaine impulsion et mon réflexe a été de prendre ma valise et de me sauver... quitter ce maudit navire sur lequel j'embarque de force puisque je ne veux pas y rester... aller à Alexandrie et supplier le commandant Gilbert de m'affecter autre part... n'importe où... Mais je réalise l'inutilité de mon action. L'amirauté à Londres a ordonné que je serai aspirant sur La Moqueuse et Bouddha viendrait-il sur terre qu'il ne pourrait rien faire pour m'aider. Calen broie du noir et boit coup sur coup trois ou quatre pastis. Je suis tellement « chaviré » que je n'ai même plus l'envie de boire. Les mouches se promènent sur mon corps et sur ma figure et je ne les chasse même pas. Par le hublot je vois les felouques qui croisent dans le port et elles semblent voler sur la surface de l'eau. Malgré la poésie de ces voiles rouges gonflées sur cette mer bleue, mes yeux ne voient rien. Je m'attendais tellement à un autre accueil et j'entrevoyais avec un tel enthousiasme ma vie d'officier de pont à bord d'un aviso colonial, propre, immaculé, martial!


Georges DESMARAIS

Je reste silencieux pendant un bon moment, écrasé par la tournure qu'ont pris les événements et je peux à peine terminer mon pastis. Au bout d'un moment j'entends encore la même voix de matelot boulevardier, dans la coursive, il crie cette fois, imitant les vendeuses de bonbons des grands cinémas :
- Bidoche glacée ! Poisson pourri! Qui n'a pas dégueulé? Allons, à table Messieurs et plus vite que ça !
Je n'ai pas le moindre doute que La Moqueuse est un bateau pirate et bien à contrecœur je me lève et me dirige vers le carré.
Un indescriptible désordre règne dans la pièce. Les officiers en uniforme, qui fut blanc autrefois, se prélassent dans de grands fauteuils et me regardent d'un air hébété et me montrent du doigt en disant : - C'est lui le nouveau ? Il a besoin d'une coupe de cheveux et qu'on lui fasse les pieds...
La table est nue et couverte de taches de graisse et de vin. Sur le grand miroir qui se trouve derrière la banquette en moleskine sont collées d'innombrables photos découpées de « pin-up » dans des positions plus ou moins suggestives. Au mur en face de moi est accrochée une grande photographie du maréchal Pétain, et le cadre est entouré de crêpe noir. L'état-major de La Moqueuse est en deuil du maréchal qui est le chef du gouvernement de Vichy ! Mon Dieu, dans quel antre me suis-je fourré ? J'interroge Calen des yeux mais il ne fait que hausser les épaules philosophiquement.
Un matelot entre dans le carré et apporte un genre de soupière. Il a gardé son bachis sur la tête et une cigarette pend du coin de sa bouche. L'officier en second lui fait une remarque au sujet de son manque de tenue et il l'envoie faire... en termes non seulement peu respectueux mais aussi peu flatteurs pour la bedaine de l'officier. Dans la soupière flottent quelques fayots et deux ou trois morceaux de viande que les officiers se disputent âprement. Arrivé près de moi le matelot fait un faux mouvement et une bonne partie du ragoût se répand sur mon bel uniforme si blanc !
Je suis tellement horrifié que je ne pense même pas à passer une remarque au matelot. Le «déjeuner» commence et se termine avec cet unique plat. Je comprends un peu la féroce bataille pour se procurer quelques morceaux de bidoche !
Mon sauveur Calen (heureusement qu'il est là car je me sens une forte envie de me jeter avec ma valise à la mer !) m'entraîne dans sa cabine et m'offre... un pastis.
- T'en fais pas, me dit-il, avec son bon accent de Marseille, tu prendras l'habitude. Ils ne sont pas «méchaings»...
Je suis d'accord. Ils ne sont peut-être pas « méchaings » mais sont-ce des êtres humains? D'où sortent-ils? Des bas-fonds de Shanghai ou de Singapour? Ont-ils été relâchés de l'île du Diable pour venir servir la France sur La Moqueuse? Et mon uniforme, qui va me le faire nettoyer et qui va payer? Calen sourit et hausse les épaules. Rien n'a l'air de prendre sur lui. Il est probablement comme les autres, à force de vivre ensemble depuis des mois...


Georges Desmarais, assis 1er à gauche (Au fond, le général de Gaulle)

Mon moral est très bas et je pense aux jeunes officiers comme moi qui ont la chance d'embarquer sur des bâtiments propres et disciplinés, où les officiers sont gentils pour les nouveaux, où l'on mange bien... je pense à Barbara dans la campagne anglaise, dans le Sussex, assise sous un parasol multicolore sur la verte pelouse ensoleillée pensant à moi et regardant vers l'est...
Que suis-je venu faire dans cette galère? Cette phrase me poursuit, tel un refrain agaçant.
Calen a quitté sa cabine sous un prétexte quelconque et un moment après, il m'appelle dans la coursive. Je me lève lourdement et traînant les pas je vais vers lui... Il est debout dans le carré et j'entrevois le commandant, notre Pacha, éclatant de blancheur dans un uniforme impeccable, assis à la table. Il me fait signe d'avancer et... ô surprise des surprises, il y a un changement de décor ! Tous les officiers sont là, mais quelle propreté, quelle tenue! Une grande nappe damassée recouvre la table et il y a de l'argenterie et un bou­quet de fleurs. La photo du maréchal a disparu et les pin-up aussi. Tout le monde rit aux éclats en me voyant rouler des yeux, et l'officier en second m'offre un cocktail en se dan­dinant sur ses petites jambes. Le «matelot» qui m'avait « servi » tout à l'heure est l'enseigne de vaisseau Harpillard qui, je l'apprends plus tard, est l'instigateur de cette farce.
Est-il besoin de vous dire que je retrouve mon appétit séance tenante et fais honneur au banquet - car c'en était un - qui m'est offert pour me souhaiter la bienvenue à bord ?
(...)





PHOTO : Carré de l'Aconit , 12 août 44 . De gauche à droite : L'ingenieur maritime Moineau  , l'enseigne de vaisseau Menage  , l'enseigne de vaisseau Heuzé  , Barbara, épouse de Georges Desmarais, l'enseigne de vaisseau Talarmin  et Georges Desmarais


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Dernière mise à jour le lundi 14 juillet 2008


Incident




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