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General Eon Une Française libre, de Tereska Torrès :
"Après cela, M. Guéritte ayant commencé un de ses rasants discours habituels, l'assistance prenait un petit répit et, sous la lumière des projecteurs, chacun se reposait, tandis qu'au fond de tous veillait cependant cette tension des nerfs qui marque tellement ces dernières journées.
Enfin, Guéritte se tait et le Général se lève. La foule applaudit, le Général va commencer à parler, lorsque soudain une voix s'élève des loges de droite : « Mon général, je demande la parole, je suis le général Eon, un Français libre. » Sensation, cris, étonnement du public. Le général de Gaulle tente encore de parler, mais de la loge la voix monte, insiste : « Je demande à l'assistance d'applaudir notre chef, le général de Gaulle. » La foule fiévreuse applaudit avec force, des exclamations fusent de partout. Des officiers, dont Schurnann et Tissier, entrent dans la loge d'Eon et essaient de le faire taire, mais il continue : « C'est par respect que je demande à parler avant vous, mon général. »
Cette fois-ci, un murmure de réprobation passe dans la salle, le Général, debout, attend, puis se rassoit. De force, Tissier essaie de tirer Eon de sa loge. La scène est affreuse, Eon se débat, crie : « Mon général, mon général. » C'est à pleurer. On ne sait pas s'il est fou, ni ce qu'il veut dire, des voix crient : «Explications! », « Ferme-la ! », « Suffit ! »
Ou plutôt, ce qu'il veut dire, chacun le sent confusément, même ceux qui ne connaissent pas grand-chose à ce qui se passe en ce moment. Ce que veut dire Eon, du moins je le pense, c'est que, depuis des mois, des hommes de la France libre mènent une lutte sourde contre notre chef, que les Etats-Unis tripotent là-dedans, que peut-être demain Giraud sera placé par eux à la tête d'un gouvernement qui, en droit, revient au général de Gaulle. Ce qu'il veut dire, c'est qu'il y a chez nous des ambitieux comme Labarthe et Muselier qui ne savent ni ne peuvent obéir, que ce matin Muselier est arrivé soudainement à l'église, très en retard et suivi des fusiliers marins, qui l'ont attendu à la porte pour entrer. Ce qu'il veut dire, c'est que ce poison de dissension pénètre partout et commence à faire son œuvre. Près de moi, Claire et combien d'autres en sont atteints.
J'imagine que c'est tout cela que le vieux général Eon a ruminé pendant des jours, jusqu'à en arriver à un tel point d'excitation qu'il a essayé de troubler l'assemblée de l'Albert Hall, sans se se rendre compte qu'ainsi il ne faisait que du mal. J'entends encore cette voix pleine de reproches : «Mon général, mon général», comme un chien fidèle qui s'étonne que son maître le laisse emmener par des étrangers. Tout cela n'est que mon impression et peut-être que je me trompe sur ce qu'a voulu dire Eon.
Car il n'a pu parler. On a tiré le rideau de la loge, on l'a sorti de de force, et le général de Gaulle a pris la parole. Calmement, en orateur parfait, il nous a parlé de la France, de sa lutte, de ses efforts, il a dit de ne pas se leurrer, que la victoire n'est pas encore gagnée, et puis La Marseillaise a été chantée en chœur par toute l'assistance, avec notre chef, les commissaires nationaux et Riche.
Et me voici. C'est le soir de cette étrange journée. Le brouillard, dehors, est incroyablement épais, à couper au couteau, c'est le vrai pea-soup je désirais tellement voir.
Je suis triste, parce que tout est trop compliqué." Laurent Laloup le lundi 23 février 2009 - Demander un contact Recherche sur cette contribution | |