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Lionel Félix René Guierre - son Livre ouvert ! Bulletin N°61 de la Société des Anglicistes de l'Enseignement Supérieur
Lionel Guierre, le père de la phonologie anglaise en France
Né en 1921, Lionel Guierre venait d’avoir 80 ans en mai. Dans une dernière conversation téléphonique en juin, il n’avait pas caché que ses problèmes de santé lui laissaient peu de répit et qu’il allait devoir subir un nouveau traitement ; mais, comme toujours, il n’en avait dit que quelques mots et avait surtout insisté sur ses recherches en cours. Inquiet après quelques coups de téléphone infructueux en septembre, j’avais laissé un message sur le répondeur ; le soir même, une réponse alarmiste de Madame Françoise Guierre confirmait l’aggravation de son état de santé et ne laissait plus guère d’espoir. La confirmation suivait presque immédiatement ; dans une seconde communication le lendemain (le 4 octobre), elle m’informait du décès de son mari.
Tous les anglicistes de France connaissaient Lionel Guierre, en personne pour toute une génération, indirectement par son influence et ses travaux pour les autres. Pour les plus anciens, étudiants à la Sorbonne dans les années soixante, il représentait ce que l’université pouvait offrir de meilleur. Pendant des années, il a donné ses cours magistraux devant des amphis bondés où les étudiants découvraient que la grammaire pouvait être intéressante et la phonétique passionnante, traitées par un universitaire dont l’anglais était impeccable et la pédagogie remarquable, servie par une voix inoubliable.
Avec quelques autres pionniers, dont Henry Appia et Maurice Cling, Lionel Guierre avait joué un rôle capital dans le développement de l’enseignement au laboratoire de langues. Celui de la rue Danton, avec son organisation et la formation de nombreux moniteurs, a servi de modèle et de référence dans tous les départements d’anglais.
Agrégé en 1950, enseignant dans le secondaire de 1952 à 1961, à Amiens, puis, à Paris, au lycée Claude Bernard. Il avait été nommé à la Sorbonne en 1961. En 1968, il avait choisi de quitter l’Institut d’anglais et de participer dès l’origine à l’expérience de Charles V et de Paris 7, où il a poursuivi sa carrière jusqu’à sa retraite en 1991.
Toute sa recherche aura été une autre forme d’aventure. Refusant les chemins tout tracés et l’alignement sur les théories dominantes, il s’est lancé dans une thèse gigantesque sur la phonologie de l’anglais (accentuation et règles de lecture) et a été parmi les premiers linguistes à utiliser les systèmes informatiques pour constituer son propre corpus et en organiser le traitement,
ce qui, à l’époque, impliquait un énorme travail de saisie des données et de mise en fiches. Ce corpus a servi par la suite à des dizaines d’étudiants et de chercheurs. Sur le plan théorique, il n’a pas hésité non plus à affirmer son originalité en introduisant systématiquement la morphologie et la graphie dans le traitement de l’accent de mot et en refusant de ramener la phonologie à un unique système formel. La plus grande partie des recherches faites en France sur la phonologie de l’anglais et la plupart des manuels s’appuient, aujourd’hui encore, sur ses hypothèses et sur ses résultats.
Ce rôle moteur a aussi été le sien dans la structuration et le développement du domaine de l’anglais oral. Présent dès le premier colloque de Villetaneuse en 1982, il a participé à presque toutes les éditions suivantes jusqu’en 2001 et a naturellement accepté la présidence de l’Association des anglicistes pour les études de langue orale dans l’enseignement secondaire et supérieur (ALOES) dès sa création en 1991. Son activité de chercheur ne s’est jamais ralentie et, depuis sa retraite en 1991, il était devenu un spécialiste des recherches informatisées sur corpus, qu’il n’hésitait jamais à venir expliquer partout où on le sollicitait. Dans les derniers mois, il travaillait à un article récapitulatif sur la phonétique anglaise en France qu’il n’aura pas vu paraître.
Cet enthousiasme et cette énergie qui lui ont souvent permis de ne pas s’incliner devant la maladie et de reprendre ses activités au plus vite, en se refusant à faire état de ses problèmes, lui faisaient aussi découvrir de nouveaux centres d’intérêt. Depuis plusieurs années, il s’était lancé avec la même énergie et la même envie de réussir dans la prestidigitation et les tours de magie. Sa discrétion et sa pudeur, autres traits de son caractère, ont fait que son passé de déporté et de résistant, qu’il ne mentionnait lui-même jamais, n’a été connu de ses collègues que par quelques informations glanées ça et là.
Tous ceux qui l’ont connu garderont le souvenir d’un grand universitaire, chercheur et enseignant de premier plan, et d’un homme de courage et de conviction.
Alain Deschamps Laurent Laloup le samedi 25 mai 2019 - Demander un contact Recherche sur cette contribution | |