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Jeanne Madeleine Lucie Dardennes épouse Reyl - son Livre ouvert ! Jeanne Reyl, membre du réseau Manipule, arrêtée le 31 mai 1943 à Paris, donne naissance à son fils Michel le 7 novembre à Fresnes. Elle arrive au camp de Ravensbrück le 3 février 1944. Elle est libérée à Wurzen le 25 avril 1945 et revient à Paris le 21 mai. Elle décrit ici ses retrouvailles avec son mari, chef du réseau revenu de Londres, et avec son fils confié à sa mère pendant sa captivité. « Le voyage a été très long, le convoi s’arrêtait souvent, tout était désorganisé... Je me souviens que j’ai refusé de me changer lorsque les Américains nous ont proposé des vêtements civils. Je voulais rentrer avec mon habit rayé et des bottes allemandes d’aviateur que j’avais récupérées je ne sais où... Pour moi, c’était une question de dignité...Le 21 mai 1945, je suis arrivée à l’hôtel Lutetia, à Paris. Je dois dire que j’étais dans un piteux état. J’avais gonflé, j’étais énorme, j’avais terriblement changé et, surtout, j’étais très touchée moralement. Tous à coup dans la foule du retour, j’ai entendu une amie déportée, Josette, me crier : « Jeanne, Jeanne, c’est Robert, c’est Robert ! ». Il était là... Il m’a prise dans ses bras, nous nous sommes embrassés et il m’a littéralement enlevée, sans passer par tous les contrôles auxquels nous étions normalement soumis... Moi, j’étais heureuse, mais quelque chose coinçait... Nous avions été séparés pendant deux ans, j’étais déroutée par tout ce bruit, ce mouvement autour de moi, les voitures, la vie parisienne qui reprenait...En fait après mon arrestation, Robert ne savait plus où j’étais. Il avait réussi à partir pour Londres et il était revenu dans une barge du débarquement en juin 1944. Lorsqu’il était arrivé à Paris –qui venait d’être libéré, il était allé voir le médecin de sa mère qui lui avait appris pour Michel, né en prison, à Fresnes... Il ne savait pas qu’il était le père ! Chez ma mère, qui habitait rue Pascal à Paris, il était tombé sur un petit garçon tout blond et tout bouclé qui marchait déjà. Il a tout de suite voulu le reconnaître, mais ma mère lui a dit : « Il faut attendre le retour de Jeanne... ». Chaque jour, il est allé au Lutetia dans l’espoir de me retrouver. Jusqu’à ce 21 mai 1945... Nous sommes tout de suite allés voir Michel rue Pascal. Cela m’a fait tout drôle de le retrouver, si grand déjà et si beau ! Moi qui avais toujours eu peur, durant tous ces mois, qu’il soit anormal, avec les circonstances de sa naissance... Depuis, il a fait HEC et il est devenu un cadre dirigeant d’EDF International... Il ne me reconnaissait pas, évidemment, même si ses deux grands-mères lui avaient toujours parlé de moi. Très vite nous nous sommes mariés –les bans étaient toujours publiés à la mairie de Sèvres... On a fait un petit mariage, avec la proche famille et Michel. Le curé qui nous a confessés a dit à Robert : « Mon pauvre monsieur, vous avez assez souffert comme cela, vous n’aurez pas de punition ». Mais moi, en revanche, il m’a gardée longtemps, et il m’a finalement punie. Il avait confondu, il pensait que Robert rentrait des camps, alors que c’était moi... En fait, le retour n’a pas été facile. Nous voulions vivre tous les trois, mais cela n’était pas possible car il n’y avait pas de logement. Nous avons vécu chez ma mère puis chez celle de Robert, dans une maison sans confort, avec l’eau sur le palier. Il aurait fallu vivre sans la famille, d’autant plus qu’il y avait des tensions entre les deux mères. Elles se disputaient Michel et, si elles avaient pu, elles l’auraient volontiers coupé en deux. Et puis nous n’avions pas le sou, Robert avant guerre, avait fait un petit héritage d’une tante, mais les Allemands le lui avaient pris, ils pensaient que c’était l’argent des Anglais. De toute façon, une bonne partie avait été utilisée pour le réseau... Nous pensions qu’à notre retour, nous aurions eu droit à un travail et à un salaire décent. Rien de tout cela, il a fallu que nous nous débrouillions... Nous n’avons pas été aidés, les déportés... J’étais très déçue, rien ne se passait comme je l’avais rêvé au camp. Ici, les gens ont vite voulu oublier. Durant l’Occupation, à l’exception d’une petite minorité, ils avaient été lâches et égoïstes et nous, nous étions des témoins gênants... Quelquefois, certaines personnes m’ont même laissé entendre, qu’après tout, nous l’avions un peu cherché ! Mais je ne voulais pas me plaindre, ce que j’avais fait, je l’avais fait volontairement et jamais je ne l’ai regretté. Alors, je ne disais rien, et personne ne me questionnait. Il a fallu reprendre les servitudes de la vie, se laver, faire à manger, faire le ménage, la lessive... J’avais besoin de la présence de Robert en permanence ; lorsqu’il s’absentait, j’avais peur qu’il m’abandonne... Quatre ou cinq ans après la Libération, je suis allée passer une visite médicale pour l’obtention d’une pension. Le médecin était assis derrière son bureau, il feuilletait un livre et il ne m’a
même pas regardée. Il m’a demandé ce qui n’allait pas, sans lever la tête. Moi qui suis timide, je me sentais déroutée, j’ai bafouillé quelques mots, et je n’ai rien obtenu... A cette époque, les problèmes psychologiques n’intéressaient personne. Et moi, justement, j’étais déprimée, nerveuse, j’avais les nerfs malades. C’en était fini de la chaleur de là-bas. »
témoignage tiré de Patrick Coupechoux, Mémoires de déportés. Histoires singulières de la déportation, Paris, La Découverte, 2003
www.fondationresistance.org Laurent Laloup le mercredi 29 juillet 2020 - Demander un contact Recherche sur cette contribution | |