Nous nous retrouvâmes, sans l'avoir vraiment prémédité, devant le Léopold II. Nous le regardâmes. Nous nous regardâmes.
- Ce qu'il faudrait, dit Filtier fils, c'est monter à bord sans en avoir l'air.
- On pourrait, suggérai-je, dire qu'on n'a jamais vu de bateau, qu'on veut en visiter un.
Sur la passerelle, le commandant godillait des yeux vers notre groupe. Nous observâmes un silence méditatif. Cependant nos pieds frôlaient la passerelle d'abordage. Auprès du commandant apparut un officier de l'armée belge. Il arborait un gros revolver qui ressemblait à un petit canon.
- Ils vont se battre en duel, dit Filtier. Pendant ce temps-là nous, on montera.
- Il veut seulement assassiner le commandant, dis-je. Toujours la rivalité de l'armée et de la marine. Même chez les Belges c'est comme ça.
Nous nous approchâmes d'un peu, intéressés.
- Gare de delà, cria le commandant.
Sur quoi le revolver fut braqué sur nous.
- On dirait qu'il nous parle, dit Filtier stupéfait. Il regarda le commandant en se frappant interrogativement la poitrine de l'index.
- Vouay ! hurla le commandant, que l'habitude des éléments déchaînés avait rendu laconique et tonitruant.
Nous étions maintenant quelques-uns sur la passerelle. .
- Je vais tirer, dit l'officier belge.
C'est alors qu'ils ratèrent leur affaire. Ils échangèrent un regard empli d'un profond désespoir et l'officier essuya son front. Le revolver était trop lourd, très probablement.
- Allons-y les gars, dit Filtier à . voix basse.
Le commandant et l'officier hurlèrent. M. Filtier cria. Nous bondîmes. Ou plus exactement nous nous mîmes à fuir en avant. Des gens sur le pont, que nous vîmes à peine, se laissèrent bousculer. D'un commun accord, nous avions disparu derrière des canots, des paquets de cordes, des édicules divers. Un silence. Jurons flamands. Re-silence.
- Commandant, dit la voix de M. Filtier, je m'excuse pour cette intrusion. Nous ferions mieux de nous mettre d'accord sur le prix de la traversée.
Un nouveau silence. Nous jugeâmes que nous pouvions ressusciter. Nous arborâmes une mine à la fois digne et timide. Le commandant fit semblant de ne pas nous voir. Il respira un grand coup, puis, négligemment :
- Je vais en Afrique du Nord, annonça-t-il, jouissant de son effet.
- Vous... vous en êtes sûr? dit péniblement M. Filtier.
Le commandant rigola franchement.
- Très bien, dit M. Filtier lentement. Mes enfants, tout laisse prévoir que l'Afrique française n'observera pas les clauses de l'armistice. Allez en Afrique du Nord.
- Mais de Gaulle ? objecta son fils.
- De Gaulle sera peut-être à Alger avant vous. Puis M. Filtier regarda le commandant avec beau. coup d'aplomb.
- Vous voyez, tout s'arrange, dit-il. Puis sortant son portefeuille - combien vous dois-je ?
Dans l'oeil jaune du commandant, la petite bouée de sauvetage de la pupille s'agita. Puis la mer calmit. Ils s'entendirent tous deux.
Nous nous fîmes nos adieux, donnâmes nos dernières lettres à notre mentor. Il s'en fut. Sur le quai il s'arrêta.
- Commandant ! dit-il.
- Môssieu ? dit le commandant.
- L'Afrique du Nord, c'est votre destination officielle ?
- Oui, Môssieu, ma destination officielle.
- Est-ce qu'il peut arriver que la destination officielle d'un navire ne coïncide pas avec sa destination réelle ?
- Je ne l'ai jamais entendu dire, Môssieu, dit le commandant, mais tout peut arriver, Môssieu. Je vous salue, Môssieu.
M. Filtier s'éloigna. Le commandant nous regarda d'un air tel que nous jugeâmes qu'il se pouvait qu'il ne fût pas entièrement dépourvu d'humour, ainsi que nous l'avions jusque là pensé.
Une demi-heure plus tard, le Léopold II appareilla.